La responsabilité de l’enseignement
Je parcours les écoles de ce pays depuis des mois maintenant, après une pose de quelques mois, je dirai depuis des années. A tracer les tableaux tous les jours, un jour sur deux, deux jours sur trois, trois jours sur quatre, quatre jour sur cinq, cinq jours sur six, six jours sur sept, j’ai vu de la vie toutes les couleurs passer devant mes yeux. S’il est sur qu’un apprentissage ne s’arrête jamais, je dois reconnaître malgré tout que je suis impressionné par la somme de mes ignorances et heureux.
Des écoles que j’ai vu, j’ai surtout vu le pire. Je ne voudrai en aucun cas être responsable de l’enseignement dans ce pays. Les septs derniers jours qui viennent de passer, j’ai aligné des centaines de metres de traits, à tracer ligne après les lignes les tableaux des classes de sorte qu’ils deviennent des équivalents de pages de cahier. Je n’ai pas gagné de quoi renouveler le matériel dont j’ai besoin pour travailler. Des dizaines de professeurs gagnant des milliers de dirham n’ont pas trouvé le moyen de payer à un malheureux les moyens pour qu’il puisse acheter de quoi travailler. Des dizaines de directeurs d’écoles n’étaient tout simplement pas présents aux moments où je passais. A presque toutes les heures de la journée.
Des dizaines de directeurs d’écoles ont affirmé qu’ils n’avaient pas les moyens de sortir 20 dh de leurs caisses, que tout simplement ils n’avaient pas de budget. D’autres, comme aujourd’hui ont payé pour un enseignant mais pas pour les autres. Des dizaines d’enseignants ont argumenté avec raison peut être que même dans leur propre intérêt ou dans l’intérêt des enfants dont ils étaient responsables il n’était pas question qu’ils déboursent un centime de leur poche pour le bénéfice de qui que ce soit. Quand je dis un centime il faut savoir que je suis tombé au plus bas qu’il est possible de tomber, j’en suis arrivé à demander aux enseignants de payer ce qu’ils voulaient pour peu seulement qu’ils acceptent que ce travail nécessaire et indispensable soit fait.
Le plus curieux est que les enseignants dépositaires de la responsabilité de l’enseignement en sont arrivés à la situation paradoxale où ils en sont au point de presque demander aux artisans de payer pour travailler dans l’espace de l’enseignement. C’est une situation très curieuse. Tout le monde passe son temps à se plaindre de ce qui manque à condition que personne ne fasse quoi que ce soit. La moindre idée de changement terrorise, le plus minime soit-il et fut-il nécessaire ou utile. Les enseignants ont vendu les enfants dont ils sont responsables. Plus je le vis plus je le constate. La tâche des écoles n’est pas de former les générations mais de transformer les enfants en marchandise qui s’achète et se vend. Avec le sourire de surcroit.
C’est pourquoi les enseignants tiennent à ce point à ce que rien ne change. Je me souviens d’un directeur d’école à Oulmés qui m’expliquait que j’avais tout à gagner à abandonner mon métier de traceur de tableaux d’écoles pour aborder le versant intime de l’expérience intérieure de l’enseignement. Sans aucun doute le versant où il n’est pas nécessaire de porter une règle ou un sac ni d’acheter de la peinture ou des stylos pour gagner sa vie. L’expérience de la vie sur la bête, où es enfants fournissent à peu prés tout ce dont le maître a besoin, dont le souffle de vie sans lequel nul humain ne pourrait supporter son existence.
Ce que j’écris ne plaira évidemment jamais aux enseignants, j’avoue que je m’en fous, ou peu me chaut. Depuis des années maintenant je finance le traçage des tableaux des écoles en pure perte, passant mes journées à jeter des perles aux cochons dans l’espoir que d’une perle peut être jaillisse un jour une huitre et que se repeuple ainsi l’océan.
Si je m’arrêtais au dégout permanent que j’éprouve chaque fois que je vois ces paresseux que sont les enseignants enseigner l’éthique de la vie aux enfants je dois reconnaître que je n’aurais plus de raison de sortir de chez moi. Je pourrai ainsi passer en toute quiétude mes journées à manger boire chier me masturber et regarder la télévision, en paix et en toute quiétude.
C’est là que mon travail est une forme de sacerdoce. Je ne le fais ni pour les imbéciles qui ne le méritent pas et du reste s’en foutent et n’en ont cure, ni pour les enfants pour qui l’école est avant tout et avec raison, une cour de recréation, je le fais parce qu’il faut bien tous les jours faire quelque chose qui témoigne que l’être humain n’est pas né pour rien, qu’il y a quelque chose à faire, et qu’il faut bien rendre grâce d’une manière ou d’un autre au créateur des deux mondes de sa bienveillance et de sa bonté. En lui rendant grâce du reste on ne rend grâce qu’à soi même et c’est la beauté du geste qui est la marque de sa grandeur. Les beaux gestes sont forcément les siens.
Je ne voudrai en aucun cas être nommé responsable de l’enseignement dans ce pays. Et pourtant de mon point de vue je suis sans aucun doute l’un des plus hauts responsables de l’enseignement de ce pays. Au sens où je suis celui qui vient dire ceci doit être fait et tant pis si vous ne le faites pas, parce que ma présence renvoie chacun à sa propre responsabilité, sans décharge ni délégation possible.. Je suis celui qui paye de sa sueur de son sang de son repos pour qu’un enseignant puisse dire j’ai payé pour qu’une belle chose soit faite ou j’ai payé pour qu’une chose utile soit faite dans mon école. Il m’arrive de supplier les enseignants pour qu’ils me laissent travailler, parce que quand je trace un tableau, c’est d’une certaine manière eux qui le font. Il en est tant qui disent non.
La vie est étrange et les êtres humains encore plus. Le propre intérêt de l’enseignant est que je fasse dans sa classe le travail que je fais. Je passe des nuits terribles parfois, je fais tant de km inutiles, je me fatigue sans fin, et quand j’arrive, ils trouvent le moyen de me dire non merci, ne pourriez vous pas revenir demain ? ou pourriez vous nous laisser votre numéro de téléphone pour que nous vous appelions l’année prochaine à la rentrée, comme si je pouvais tracer les tableaux de toutes les écoles du Maroc le même jour de la rentrée, comme si c’est ce miracle là que l’on me demandait à moi qui n’est même pas la prétention d’être un sage encore moins un prophète. C’est pourtant aussi un enseignant qui m’a dit un jour la vie est une instantanéité d’instants, peut être pensait-il au passage d’un train, c’est du moins ce qu’il m’a semblé ce jour là. L’histoire est toujours celle des rendez vous manqué et l’histoire de mon rapport avec les écoles et les enseignants est cela même, une collection de rendez vous maqués.
Il y a une part de moi qui est morte depuis mon retour au Maroc. Il fut un jour unMohammed qui croyait qu’au Maroc les gens voulaient un changement, et qu’il leur manquait les moyens de ce changement ou les outils de ce changement. Il est rentré au Maroc pour cela, il a investi tout ce qu’il avait et tout ce qu’il a pu trouver dans les poches de touts ceux qui ont bien voulu ou pu donner. On est allé jusqu’à l’accuser d’avoir volé ce qu’il avait donné. Ce Mohammed a été crucifié au Maroc. On lui a pris tout ce qu’il avait, et on a voulu le jeter nu dans la rue. Il se trouve qu’il y a un Roi au dessus des rois et des roitelets. Mohammed a tout connu, on l’a tué de mille morts et cuisiné ses rêves et ses espoirs de mille manières et à toutes les sauces. Il se trouve que la foi de Mohammed exclut le suicide. C’est ce qui l’a sauvé, parce que c’est vers ce point que l’on a voulu le pousser.
J’ai eu cette expérience intime de la crucifixion. Quand vous arrivez avec l’intention de tout donner et que l’on vous vole ce qui était destiné à être donné, quand vous êtes prêts à donner l’univers entier et que l’on vous arrache les entrailles pour vous prendre une miette, comment ne pas désespérer des créatures ? Un jour que je revenais dans un collège un enseignant m’a croisé et m’a dit ; de retour ? derrière le plaisir de me sentir reconnu (petits témoignages d’un destin qui me rassure un peu et dont je me satisfait pleinement) ; j’ai vite perçu l’ironie ; le clochard céleste et traceur de tableau ; j’ai répondu, mais c’est parce que je ne meurs pas. L’homme fut interloqué par cette réponse : je lui ai donc répété : je ne meurs pas, c’est tout. On me tuera des millions de fois mais je ne mourrai jamais. Je n’avais pas l’esprit à la philosophie ce matin là, et j’ai appris avec le temps que les interrogations philosophiques des enseignants visaient essentiellement à me faire perdre du temps, un clown de passage dont on se distrait un instant en le faisant danser ou chanter. C’est parce que dans le fond, ce qui sauve un homme ce ne sont ni ses actes ni ses mots mais la mémoire de ses actions dans lesquels il se survit. On peut tuer un homme mille fois, tant que ces actions sont répétées il revit. Chaque fois que je rentre dans une école pour tracer un tableau, c’est l’apprenti traceur de tableau en moi qui revit. Chaque fois que je pianote sur un clavier c’est le pianoteur de claviers qui revit. Des personnalités professionnelles en quelque sorte.
Financièrement on a mis Mohammed sous tutelle, à 42 ans on l’a mis en état de ne pas disposer de ses biens comme il l’entend. Non pas par acte juridique, mais simplement en jouant de ses principes contre ses intérêts. Il n’ira pas hériter son père vivant, il perd donc l’accès à aux biens que lui a laissé sa mère. Il est toujours gêné de demander quoique ce soit à quiconque, il est donc celui à qui on va emprunter ou prendre sans gêne, sachant que sa fierté ou sa bêtise l’empêcheront de faire pratiquer la règle du donnant-donnant et ainsi de suite. Si un jour son père meurt on lui dira tu as mangé tout ton bien de son vivant, il ne te reste rien, et ainsi de suite, etc.
Une crucifixion c’est quelque chose de terriblement curieux. On a crucifié l’homme qui rappelait à trop de monde que les mauvais choix qu’ils avaient faits non seulement n’étaient pas
inévitables mais de surcroit pouvaient être corrigés. L’homme qui renouvelait l’espoir et dénigrait le désespoir, l’homme qui ne laissait aucune place aux faux fuyants. Le christ a quand même réveillé les morts, marché sur les eaux , etc. il a rappelé que l’étendue de ce que l’humain avait fait n’était rien en regard de ce qui pouvait se faire . le dernier prophète s’est porté jusqu’à l’infini des cieux.
La croix sur laquelle on a voulu porter Mohammed est évidemment de bois. Croix de bois croix de fer si je mens tu vas en enfer. Son tort est d’avoir affirmé que les rêves étaient possibles, qu’il y avait quelqu’un aux commandes capable d’exaucer les vœux de ceux qui n’avaient pas oublié d’en faire. Son tort est d’avoir prouvé que l’on pouvait faire un pari gigantesque sur la vie et la mort, sur l’essentiel et le futile, et laisser le Gagnant gagner. Evidemment de tels paris ne sont pas faciles. Le Gagnant a sa manière à lui de gagner. Elle implique la possibilité du martyr, elle inclut la possibilité de la mort, le gagnant ne promet que la seule victoire qui compte et il a juré que la responsabilité des irresponsables serait infinie à la mesure de la souffrance de ceux qui croient en lui. C’est un drôle de chemin, que le chemin de celui qui a juré que la tombe serait le début de sa vie. Et que vivant, la seule chose qu’il était nécessaire d’apprendre, c’est l’art et la manière de patienter 70 000 ans.
C’est un sacerdoce que d’aller dans les écoles à ce prix.